mercredi 4 mai 2011

Même Poincaré...

"Mais du moment où l'axiome, énoncé explicitement, fut utilisé par Zermelo pour démontrer et confirmer pour la première fois une ancienne assertion dogmatique de Cantor, le théorème du bon ordre, les journaux mathématiques furent inondés par des notes critiques qui déclinaient la démonstration, et dont la plupart soutinrent soit que l'axiome était illégitime, soit qu'il manquait de sens. (Les opposants n'étaient pas d'accord à l'égard du cas spécial d'un ensemble t dénombrable ; dans ce cas, Borel trouvait plus acceptable l'hypothèse de l'existence d'un ensemble-sélection, tandis que Lebesgue ne voyait que des raisons psychologiques pour une distinction entre des divers nombres cardinaux transfinis de t). Les auteurs donnaient des raisons bien différentes pour le rejeter ; mais on ne peut pas s'empêcher de penser que le dénominateur commun duquel dérivaient les diverses raisons était la répugnance d'accepter ses conséquences, à savoir le théorème dans lequel les opposants ne voulaient pas croire. Cette répugnance augmenta énormément quand on s'aperçut que le but essentiel qu'on associait au bon ordre depuis 1880, à savoir assurer la place du nombre cardinal du continu dans la série des alephs successifs, ne fut pas du tout atteint par le théorème du bon ordre. Les difficultés énormes de ce problème du continu, aujourd'hui plus perceptibles qu'il y a cinquante ans, avaient amené beaucoup de mathématiciens à croire que le continu linéaire (et certains ensembles plus compliqués) ne peut pas être bien ordonné ; autrement dit, que deux à la puissance aleph zéra, deux à la puissance aleph, etc. ne sont pas des alephs. La conviction contraire de Cantor, exprimée dramatiquement au troisième Congrès International des Mathématiciens (1904), n'eut pas un effet convaincant même sur beaucoup de théoréticiens des ensembles. Or, quand le contraire fut démontré par Zermelo dans des notes brèves, simples du point de vue technique en dépit de leur profonde sagacité, confirmant la conviction de Cantor, mais ne fournissant pas une méthode pour la détermination des alephs respectifs, on fut porté à croire que ces démonstrations allaient trop loin et étaient incorrectes. D'autre part, la majorité des critiques ne trouvèrent pas d'erreurs dans les démonstrations et accusèrent donc leur fondement : l'axiome du choix. Naturellement, ce scepticisme a son origine dans le fait qu'on comprenait mal le caractère existentiel du théorème du bon ordre, lequel condamne à priori à l'inutilité toute tentative de résoudre des questions constructives, comme en est une le problème du continu.
Il est vrai que toutes les objections contre les démonstrations du théorème sur le bon ordre ne dérivaient pas du refus de notre axiome. Ainsi en était-il, par exemple, de l'attitude de Poincaré, qui rejetait l'usage d'un procédé non-prédicatif dans la démonstration. En effet, Poincaré inclinait à accepter l'axiome du choix — en dépit de ses maximes intuitionistes ou «pragmatistes». C'est parce qu'il était prêt à admettre l'existence possible de règles qu'on ne peut pas formuler ou construire complètement ; dans le cas présent, l'existence de sous-ensembles de St qu'on ne peut pas obtenir directement à l'aide de l'axiome des sous-ensembles. Cela s'accorde avec son point de vue, qui est de considérer la non-contradiction comme le critère décisif de l'existence mathématique. D'ailleurs, les démonstrations du théorème sur le bon ordre ont été attaquées pour des raisons qui ne sont pas du tout valides, tandis que d'autre part, des démonstrations insuffisantes ont été proposées ; dans les deux cas il y avait une liaison avec la série de tous les ordinaux, c'est-à-dire avec l'antinomie de Burali-Forti, soit en affirmant erronément que les démonstrations dépendent de cette série, soit en utilisant cette série par inadvertance."

Abraham A. Fraenkel, L'axiome du choix, Revue Philosophique de Louvain, troisième série, Tome 50, N°27 (1952), pp. 429-459.

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